Chez Arthur

Lectures et réflexions

Une introduction à l'œuvre d'Emmanuel Todd

Cette longue introduction tente de mettre en perspective œuvre et pensée d’Emmanuel Todd telle qu’elle s’est développée dans ses livres, six d’entre eux étant présentés plus en détail. D’autres ouvrages non lus reçoivent un bref commentaire à partir de sources secondaires.

Elle fut originellement réalisé dans le cadre du cours de Culture Générale de Mehdi Benhabri à Sciences Po. Nous étions chargé de réaliser une fiche de lecture ; la mienne a quelque peu dépassé l’objectif qui m’était originellement fixé. Je la met en conséquence à disposition sur ce site.

La fiche, outre la biographie d’Emmanuel Todd placée en introduction, s’organise en trois parties. La première expose le modèle global qui sous-tend l’œuvre générale de l’historien-anthropologue-démographe. Elle recueille donc les ouvrages qui contribuent à son développement. La seconde partie s’intéresse à son activité de « prophète » dans plusieurs livres qui l’ont beaucoup fait connaître, et qui partant d’une observation de la démographie dans le temps long, élaborent des prédictions à partir des tendances découvertes. La troisième partie développe les œuvres plus polémiques d’Emmanuel Todd où il prend parti, parfois violemment, voire à l’emporte-pièce, sur des questions politiques, économiques et sociales.

Biographie

Emmanuel Todd est un historien, anthropologue et démographe français, né le 16 mai 1951. Il est le fils du journaliste Olivier Todd, le petit-fils de l’écrivain Paul Nizan et le petit-neveu de Claude Lévi-Strauss. Emmanuel Le Roy Ladurie, ami de la famille, lui offre son premier livre d’histoire. Il est un pur produit de la bourgeoisie intellectuelle française du milieu du siècle dernier, comme il le reconnaît lui-même1.

Après un baccalauréat mathématique, il intègre Sciences Po et l’université où il fait une maîtrise d’histoire qu’il obtient en 1972 – Emmanuel Le Roy Ladurie y est son professeur d’histoire moderne. Il part ensuite étudier auprès de l’historien Peter Laslett au Trinity College de l’Université de Cambridge où il obtient son doctorat en histoire. Membre des jeunesses communistes pendant son lycée, il adhère brièvement au Parti Communiste en 1968 mais s’en éloignera rapidement.

Il publie son premier livre, La Chute finale, prédisant la décomposition du bloc soviétique en 1976. Il est ensuite journaliste au service histoire du Monde entre 1977 et 1983. Soutenu par les maisons d’édition Le Seuil et Gallimard, il développe véritablement ses thèses dans plusieurs ouvrages au cours des années 80, thèses qui seront froidement accueillies dans les milieux universitaires. L’essentiel de sa recherche se fera ainsi en dehors de l’université. Il se fait notamment connaître du grand public avec sa note pour la fondation Saint-Simon intitulée « Aux origines du malaise politique » qui servira de base théorique à la campagne du candidat Chirac autour du thème de la « fracture sociale ». D’autres grandes prédictions, sur le déclin de l’empire américain, la fin de l’euro ou l’annonce de bouleversements du monde arabe lui valent souvent l’étiquette de « prophète ».

Il est ingénieur de recherche à l’INED et a aujourd’hui 62 ans.

I. L’Anthropologie des systèmes familiaux

Au fil de ses ouvrages, Emmanuel Todd développe un système global d’analyse des sociétés qui frappe par sa forte cohérence. Au centre de ce système se trouve une structure principale : le modèle familial, une description du cycle de développement des familles, des rapports entre ses membres et des règles qui président au choix des conjoints. Cette approche n’est pas révolutionnaire : elle résulte de la synthèse de deux écoles.

Deux inspirations principales2

Todd se trouve dans la droite lignée des recherches de son professeur à Cambridge Peter Laslett. Celui-ci est l’inventeur d’une méthode d’étude des systèmes familiaux qu’il applique au départ à l’Angleterre : l’analyse quantitative des données de recensement des sociétés paysannes préindustrielles pour obtenir la composition des familles rurales et en tirer des enseignements sur leur structure.

En l’appliquant à des listes de population établies pour un village anglais au XVIIe siècle, il en tire une conclusion étonnante : le ménage simple, associant deux parents et leurs enfants non mariés et aujourd’hui caractéristique des sociétés développées d’Europe de l’ouest et d’Amérique du nord, est déjà le modèle dominant à l’époque. Laslett s’oppose ainsi à une tradition historique qui décrivait une évolution de groupes familiaux plus complexes vers ce modèle nucléaire, cause ou conséquence du développement économique et de celui de l’individualisme. C’est une toute autre réalité que découvrent les recherches entreprises dans la foulée de celles de Laslett : une très grande diversité des modèles familiaux en Europe et dans le monde, mais surtout leur extrême stabilité dans le temps.

L’autre tradition dont s’inspire Todd, c’est l’école leplaysienne. Le Play, économiste réactionnaire du XIXe siècle, imprégné de catholicisme social, avait fait de la monographie anthropologique, description analytique d’une population, son outil d’analyse favori. Au cours de ses recherches sur les modèles ouvriers, il avait ainsi mis en lumière la grande diversité des systèmes familiaux et en avait proposé une typologie ternaire : famille instable (ou nucléaire, un unique couple et leurs enfants), souche (système à héritier unique et cohabitation des parents et du fils héritier marié), et patriarcale (ou communautaire, cohabitation du père et de tous ses fils mariés), du plus simple au plus complexe.

Le système familial et son influence

Chez Todd, le système familial n’est surtout pas une notion racialiste. S’il caractérise une population, il est surtout propre à un territoire donné. Les migrants perdent ainsi le système familial qui les caractérisait pour adopter celui du territoire d’accueil en quelques générations. Il ne s’agit pas d’essentialiser des populations mais de définir des espaces. Par ailleurs, les systèmes familiaux ont eux-mêmes une histoire, et leur stabilité ne doit pas cacher leur évolution qui se fait toutefois sur des temps caractéristiques plus proches du millénaire que du siècle.

Mais ce qui fait surtout l’originalité du modèle toddien, c’est l’influence que va avoir le système familial dominant sur les valeurs d’une société. L’idée est à l’origine de l’intérêt du chercheur pour les modèles familiaux : cette intuition lui vient en constatant la concordance des zones où dominent la famille communautaire, un type selon lui porteur de valeurs d’autorité et d’égalité, et de celles où triomphe une révolution communiste endogène : Russie, Chine, Yougoslavie, Vietnam. Il en vient donc à développer une typologie qui lui permet de décrire quelles sont les valeurs portées par les différents types familiaux.

La typologie des systèmes familiaux

C’est à partir de la trinité leplaysienne et des enseignements des méthodes de Laslett que Todd développe sa propre typologie des systèmes familiaux dès La Troisième Planète, sorti en 1983. Elle évoluera d’ouvrage en ouvrage au fil du développement de ses recherches.

Il distingue deux critères principaux pour caractériser un modèle :

  • Les rapports entre parents et enfants qui peuvent être marqués soit par la valeur d’autorité du père, soit par la valeur de liberté des enfants. Elle peut être saisie dans les statistiques de recensement par la présence de ménages associant plusieurs générations de couples (marqueur d’autorité) ou par un âge précoce de départ des enfants (marqueur de liberté).
  • Les rapports entre frères, porteurs, ou non, d’une valeur d’égalité. Leur nature est visible dans les règles applicables en matière d’héritage qui peuvent être très égalitaires, indifférentes à l’égalité (utilisation généralisée du testament) ou carrément hostiles à l’égalité (pratique de l’héritier unique).

L’intersection de ces deux critères permet à Todd de définir quatre principaux types familiaux :

  • Les deux types familiaux où la valeur de liberté régit les rapports verticaux sont dits nucléaires. La famille sera nucléaire absolue s’il y a indifférence à l’égalité et nucléaire égalitaire dans le cas contraire.
  • Les deux types familiaux qui attachent une grande importance à l’autorité se caractérisent par des ménages complexes associant plusieurs générations. La famille sera souche en cas d’héritier unique, et le ménage résultant associera les parents, l’héritier marié, sa compagne et ses enfants, et d’éventuels frères et sœurs non encore mariés. La famille sera communautaire si elle proclame l’égalité des frères et débouche alors sur des ménages associant les parents et les différents fils mariés, leurs compagnes, et leurs enfants.

Un critère secondaire lui permet de compléter son analyse : le caractère endogamique du système déterminé à partir du taux de mariage entre cousins germains. Un certain nombre de types secondaires seront aussi employés lorsque des modèles familiaux locaux échappent aux quatre types ci-dessus. Dès La Troisième Planète, il propose en tout cas une cartographie mondiale de ces types familiaux.

Psychologie des sociétés

Mais ce qui intéresse Todd, au-delà de cette pure description, c’est bien d’établir de quelle façon cette anthropologie familiale imprègne une société dans son ensemble, au-delà de l’exemple originaire des révolutions communistes.

Une vision se dégage petit à petit, celle d’une société en trois strates. Emmanuel Todd utilise une métaphore élégante empruntée à la psychanalyse : une société a un inconscient, un subconscient, et un conscient3.

  • L’inconscient, c’est bien sûr cette anthropologie familiale qui imprime de ses valeurs les deux autres couches. Mais elle n’est pas explicite et reste cachée sous la surface.
  • Le subconscient, c’est l’ensemble des grandes tendances qui relèvent généralement de la démographie. Taux de natalité et de mortalité, taux de fécondité, mais surtout alphabétisation, développement du niveau éducatif, prégnance des sentiments religieux, etc.
  • Le conscient, ce sont les structures visibles qui caractérisent une société : son organisation politique, économique et sociale. Elles peuvent sembler suffire pour la compréhension d’une société, mais elles sont influencées en profondeur par les deux strates inférieures.

Ce découpage peut être rapproché d’un autre cher à l’École des Annales : la distinction entre plusieurs niveaux de temporalité et l’attachement particulier au temps long. Fernand Braudel, dans La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, distingue ainsi « histoire permanente », marquée par la géographie, « histoire structurelle » qui détaille l’organisation sociale des sociétés humaines, et l’histoire individuelle ou événementielle, constituée des nombreux événements dont la signification ne prend du sens qu’une fois ceux-ci remis dans leur contexte plus large.

Dans cette pyramide conceptuelle, les influences se font généralement de l’inconscient vers le conscient, mais les sociétés ne sont pas tout à fait à l’abri de causalités inversées survenant dans des moments charnières. Surtout, c’est de l’interaction des différents « étages » que proviennent les mouvements d’une société. Dans le modèle toddien, un événement historique comme la Révolution française est donc l’expression des valeurs libérales et égalitaires du modèle familial nucléaire égalitaire du bassin parisien, valeurs activées par le développement de l’alphabétisation et exprimées sous la forme des troubles politiques biens connus.

Notons toutefois qu’en rejetant l’économie dans la sphère la plus superficielle, Emmanuel Todd ne lui donne qu’un rôle secondaire (voire tertiaire !) dans l’histoire des sociétés humaines, se définissant ainsi comme « antimarxiste radical »4.

Exploitation du modèle

Plusieurs des œuvres suivantes d’Emmanuel Todd vont développer et exploiter ce modèle. C’est le cas de L’Enfance du monde où il explicite le potentiel de développement découlant de chacun des modèles familiaux. Il sera ensuite pleinement déployé dans L’Invention de l’Europe.

L’invention de l’Europe (1990)

Dans cet ouvrage, Todd nous propose une véritable histoire géographique de l’Europe depuis le XVIe siècle : c’est dans l’espace qu’il cherche à situer les processus historiques, plus que dans le temps, dans cet espace déterminé par les modèles familiaux qui l’occupe. La cartographie de ces modèles occupe d’ailleurs toute la première partie du livre ; Todd y démontre la constance des modèles familiaux sur toute la période d’étude, stabilité qui en fait de puissantes variables explicatives.

La deuxième partie est alors consacrée à une relecture des grands mouvements de la modernité européenne. Les différentes réactions des pays européens à la Réforme cessent d’être mystérieuses. Todd les explique d’abord par des variables démographiques peu controversées, comme le développement de l’alphabétisation, mais aussi par les variables anthropologiques : le dogme de la prédestination conçoit les hommes inégaux face au salut et annihile leur libre arbitre face à l’autorité divine ; une telle métaphysique sera donc reçue d’autant plus facilement qu’elle correspond aux valeurs familiales. Rien de surprenant alors de retrouver le monde germanique, zone homogène de famille souche (autoritaire et inégalitaire) comme bastion du protestantisme. Dans une France plus hétérogène au niveau familial, c’est dans le Sud-Ouest, lui aussi de famille souche, que se recruteront les membres du parti huguenot lors des guerres de religion. De façon similaire :

  • la famille souche d’Allemagne et de Suède et son emprise sur les enfants qui restent longtemps sous l’autorité du père favorise l’__alphabétisation__ ;
  • la famille nucléaire absolue anglaise et le départ précoce des enfants qu’elle entraîne permet la grande mobilité des travailleurs nécessaire à la révolution industrielle ;
  • la famille nucléaire égalitaire du bassin parisien et son hostilité pour l’autorité et la transcendance conduisent à la déchristianisation, qui déclenche le développement du contrôle des naissances.

Ces trois innovations se propageront ensuite en couronne à partir de leur centre d’apparition.

Dans la partie suivante, Todd applique des raisonnements similaires pour expliquer le développement des différentes idéologies européennes à partir du XIXe siècle. La disparition des idéologies religieuses leur laisse la place. Elles viennent substituer à la cité céleste du christianisme une cité terrestre, qui peut être soit la nation, dans le cas des idéologies nationalistes, soit une classe sociale, le prolétariat, que l’industrialisation fait apparaître, dans celui des idéologies socialistes. Mais socialistes ou nationales, les valeurs portées par ces idéologies proviennent directement du fonds anthropologique : c’est ainsi qu’Emmanuel Todd explique les différences entre deux idéologies socialistes comme le communisme italien qui s’adosse à la famille communautaire d’Italie centrale et la social-démocratie suédoise, portée par les valeurs de la famille souche. Les affrontements électoraux ne se feraient donc pas sur les valeurs fondamentales, puisque les formations politiques qui s’affrontent (du moins dans des pays homogènes) sont in fine des expressions, certes différentes, d’un même modèle anthropologique. Un travail d’analyse électorale permet à Todd d’étudier l’émergence et les caractéristiques de ces différentes idéologies dans les quatre espaces définis par les quatre types familiaux européens. Il y aurait persistance des valeurs anthropologiques malgré la désintégration de l’organisation familiale ancienne causée par l’urbanisation et la modernité.

L’ouvrage se conclut sur le constat que ces idéologies qui ont constitué l’histoire visible (le conscient) des sociétés européennes depuis le XIXe siècle jusqu’à la seconde moitié du XXe sont aujourd’hui en perte de vitesse. Le développement de l’éducation secondaire qui se massifie durant tout le XXe siècle éloigne les hommes de « cette soumission primaire à l’écrit » qui était le résultat de l’universalisation de la seule instruction primaire et qui avait permis l’émergence initiale des idéologies. Cette décomposition des systèmes idéologiques coïncide par ailleurs avec l’agonie finale du catholicisme qui avait pu survivre dans des poches du territoire européen et la disparition progressive du prolétariat causée par la désindustrialisation entamée dans les années 60, phénomènes qui viennent renforcer la tendance à la désidéologisation.

Des raisons de la diversité et de la distribution des modèles familiaux

Dans l’anthropologie toddienne telle qu’elle apparaissait dans les ouvrages précédents, la distribution des types familiaux apparaissait comme presque aléatoire. Il s’agissait d’une des grandes zones d’ombre de la pensée de l’anthropologue qui ne parvenait pas à y voir autre chose que l’effet du pur hasard.

L’Origine des systèmes familiaux, Tome I. L’Eurasie (2011)

Dans son ouvrage le plus récent, Todd se met donc à la recherche des raisons qui ont conduit à la diversité des modèles familiaux observés à travers le monde. Ses recherches basées sur plusieurs centaines de monographies décrivant des populations extrêmement diverses le conduisent à faire une hypothèse audacieuse mais confortée par les données : il existerait un modèle familial originel, qui serait de type nucléaire. Il propose un processus d’évolution des modèles familiaux qui les ferait évoluer au fil des siècles depuis des formes simples vers des formes complexes.

La complexification du modèle familial provient de la densification des groupes humains. Le modèle nucléaire, avec des enfants qui partent tôt pour fonder de nouveaux foyers, cesse de fonctionner lorsque la terre devient rare. L’indivision de l’héritage s’impose pour des raisons économiques, afin de ne pas atomiser les possessions de la famille. Cela marque l’émergence de la famille souche avec la règle de l’héritier unique et le principe hiérarchique qui en découle. Ce modèle permet une meilleure organisation du groupe qui devient ainsi dominant (possiblement par les armes), et d’autres groupes peuvent alors adopter le modèle familial par imitation (concept que Todd reprend du sociologue Gabriel Tarde), y compris des groupes qui ne retirent aucun avantage économique de cette adoption : c’est notamment le cas des populations nomades qui n’ont pas de terres à transmettre. Ces populations gardent alors le principe hiérarchique de la famille souche, mais abandonnent celui de l’héritier unique pour celui de la symétrie des frères, principe qui confèrent par ailleurs des avantages en matière d’organisation militaire. Lorsque ces groupes nomades deviennent à leurs tours dominants par la conquête (Huns, Mongols, Turcs), le processus d’imitation s’inverse, et la famille hiérarchique à frères symétrisés devient famille communautaire une fois adoptée par les populations sédentaires. Todd identifie ainsi plusieurs centres d’innovation indépendants : monde chinois, Moyen-Orient, et Inde du nord, où ce processus de développement se produit.

L’Europe de l’ouest, située en périphérie d’un monde dont le centre de masse est l’Asie, aurait donc échappé aux processus de diffusion en véritable conservatoire des formes nucléaires archaïques. Il s’agit d’un véritable retournement de la tradition historique marquée par l’idée de progrès qui voyait dans le modèle nucléaire la fin de l’évolution des structures familiales. Au contraire, l’Europe aurait manqué le progrès en matière familiale : cela aurait paradoxalement permis son dynamisme ces cinq derniers siècles, les modèles complexes apparus en Asie s’avérant paralysants malgré des avantages initiaux à l’origine de leur adoption. Notamment, l’abaissement du statut des femmes provoqué par les systèmes familiaux complexes prive finalement ces sociétés de la moitié de leur potentiel humain.

Sur la réfutabilité du modèle toddien

Depuis Karl Popper, ce qui fonde la scientificité d’une proposition ou d’un modèle, c’est sa réfutabilité : la possibilité qu’une observation puisse la contredire. La proposition « tous les cygnes sont blancs » est scientifique, car elle peut être contredite par l’unique occurrence d’un cygne noir. La proposition « Dieu existe » n’est pas scientifique, car aucune observation du monde concret ne viendrait véritablement la réfuter (mais pas de jaloux : il en de même de la proposition « Dieu n’existe pas »).

Daniel Schneidermann faisait pourtant remarquer dans son interview d’Emmanuel Todd : « Au fond, si je comprends bien votre modèle, il s’applique toujours, sauf quand il ne s’applique pas, […] sauf quand les circonstances extérieures […] le faussent. Pratique ! »5 Ce travers est particulièrement remarquable dans l’Invention de l’Europe, notamment dans l’analyse du développement du protestantisme, permis par le modèle anthropologique de la famille souche… sauf quand la distance à Rome est trop faible, ou celle à Wittenberg trop grande.

De même, les déviations politiques d’un pays par rapport au modèle attendu compte-tenu du système familial se retrouvent toujours expliquées par des explications ad hoc. Si le parti communiste finlandais ne parvient pas à s’imposer malgré le renfort de la famille communautaire, c’est à cause de la peur causée par le géant soviétique. A contrario, si le parti communiste français s’impose dans le bassin parisien, il ne s’impose pas complètement, comme le prouve les nombreux mouvements de grève spontanés qui échappent à sa direction. Le modèle décrit dans cette partie apparaît donc peu scientifique au sens popperien du terme.

Il ne faudrait pourtant pas oublier qu’Emmanuel Todd est avant tout un historien : l’Histoire étant généralement interprétative, il peut paraître artificiel d’appliquer ainsi le critère popperien de scientificité à l’outil qu’il développe. Il n’en va pas de même quand Todd prétend utiliser son modèle à des fins projectives : l’argument popperien est cette fois plus pertinent.

II. L’observateur de la démographie parfois prophète

Dans une autre catégorie d’ouvrages, Emmanuel Todd, sans se référer spécifiquement à son modèle anthropologique, réalise des analyses démographiques précises et tente d’en déterminer les tendances de longue durée. C’est cette production, placée résolument dans l’étage intermédiaire de la pyramide conceptuelle décrite plus haut, qui vaut à Todd une bonne partie de sa notoriété, bien plus que ses recherches sur la famille.

La chute de l’URSS

Dans La Chute finale, 1976, son premier ouvrage qui fut donc rédigé bien avant la construction du système Todd, l’auteur prédisait la chute prochaine de l’URSS par une fine analyse de données statistiques démographiques et économiques.

Todd ne fut bien sûr pas le seul à faire de telles projections. En France, l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse fit dans L’Empire éclaté, sorti en 1978, une prédiction similaire. Mais ce qui frappa rétrospectivement dans la démonstration toddienne, c’est sa totale conformité aux faits.

Todd évoquait ainsi au travers des statistiques explorées la désorganisation économique du bloc soviétique, celle du système de santé (par la progression de la mortalité infantile), le développement d’une souffrance psychologique que traduisaient de forts taux de suicide ou que reflétait la littérature populaire. Il faisait l’hypothèse que le bloc soviétique s’effondrerait sous la pression des classes éduquées de la partie occidentale de l’Union, hypothèse qui se révéla correcte.

Les évolutions du monde musulman

Le Rendez-vous des civilisations (2007)

Le Rendez-vous des civilisations, écrit en collaboration avec le démographe Youssef Courbage et sorti en 2007, est une riposte idéologique à la théorie du Choc des civilisations de Samuel Huntington. Par leur analyse démographique, ce sont « [des] pays musulmans dans le mouvement de l’histoire » que décrivent les deux auteurs dans un monde qui voit venir une « ample et rapide convergence des modèles »6. Principaux marqueurs de cette évolution, la fécondité et l’alphabétisation rejoignent rapidement les niveaux européens notamment dans les pays arabes, particulièrement ceux du Maghreb. C’est d’ailleurs plus le phénomène de la rente pétrolière, qui s’effondre finalement au début des années 80, que des spécificités du monde arabe ou de l’Islam qui expliquent ce retard démographique qui se comble aujourd’hui.

Les deux auteurs développent toutefois la notion de crise de transition : le franchissement de certaines valeurs par les deux indicateurs phares constitue de véritables chocs pour toute société. Une baisse brutale de la fécondité réduit la certitude d’avoir au moins un fils, et ce dans des sociétés toujours très patrilinéaires où la question est importante. L’élévation rapide de l’alphabétisation conduit à des situations de révolte d’une jeunesse qui se découvre plus éduquée que ses parents. Ailleurs, les mêmes causes avaient été à l’origine des révolutions violentes, en Angleterre, en France, en Russie ou en Chine par exemple7.

Il ne serait donc pas surprenant, jugent les auteurs, de voir les mêmes effets se produire dans les pays musulmans. Des troubles, potentiellement violents, pourraient être la conséquence des bouleversements démographiques. Le terrorisme islamique pourrait d’ailleurs être une des expressions de cette crise de transition des pays musulmans.

Loin de se limiter aux seuls pays arabes, ce livre décrivait aussi les pays musulmans d’Asie du sud-est comme les pays musulmans d’Afrique subsaharienne et les enjeux particuliers propres à ces régions du monde. C’est l’hétérogénéité et la diversité du monde musulman qui sont ainsi rendus visibles : matrilinéarité en Indonésie et Malaisie, polygamie qui ne subsiste pratiquement plus qu’en Afrique subsaharienne, importance du taux de mariage entre cousins dans le monde arabe et de façon surprenante au Pakistan où il atteint 50 %, « avance » démographique impressionnante de l’Iran…

Ce livre, s’il ne prédisait pas en tant que telles les révolutions arabes qui ont eu lieu quatre ans plus tard, présentait néanmoins un monde musulman en profonde évolution, loin de l’image fixe à laquelle il était alors fréquemment associé, et mettait l’accent sur la potentielle violence que pourrait revêtir les prévisibles événements de transition, violence que l’on voit aujourd’hui à l’œuvre dans les situations tunisiennes et égyptiennes.

Allah n’y est pour rien (2011)

Ce petit livre est le résultat d’une émission du site web Arrêt sur images, continuation de l’émission du même nom diffusée sur France 5 de 1995 à 2007. Depuis son arrivée sur internet, elle propose au moins une émission de débat par semaine, de durée variable, autour d’un sujet qui concerne généralement le fonctionnement des médias.

Quelques mois après le début des révolutions arabes, Daniel Schneidermann fait la découverte du Rendez-vous des civilisations et décide d’inviter Emmanuel Todd sur le plateau de l’émission. En résulte une émission le 4 mars 2011 donc il est l’unique invité, d’une durée de 1h36. Suite au succès de l’émission, l’équipe d’_Arrêt sur images_ décide alors d’en transcrire le contenu pour une édition papier et d’y ajouter quelques échanges supplémentaires. Le petit livre Allah n’y est pour rien, paru en juin 2011, en est le résultat.

Emmanuel Todd avait déjà relevé dans Le Rendez-vous… le taux élevé de mariages entre cousins germains comme une importante caractéristique du monde arabe. Traditionnellement, le « mariage arabe » marque même une préférence pour l’union avec la fille de l’oncle paternel, ou à défaut avec n’importe quelle cousine germaine. La Tunisie, pays le plus avancé du monde arabe par ses taux d’alphabétisation et de fécondité, affichait pourtant un taux de mariages endogames particulièrement élevé pour un pays placé si à l’ouest du foyer arabe originel, 35 % en 1990. Mais Todd note qu’il pourrait avoir raté une baisse brutale et récente de ce taux dans les dernières qu’il met en relation avec le démarrage du printemps arabe en Tunisie. L’endogamie organise la fermeture du groupe familial sur lui-même et retarde « l’irruption du citoyen » : il constituait le dernier obstacle à la crise de transition de la Tunisie. Un tel scénario est par ailleurs compatible avec la survenue de la seconde révolution en Égypte : le pays ne se distingue de ses voisins ni par son taux d’alphabétisation ni par son taux de fécondité, mais par la faiblesse de son taux de mariages endogames.

Questionné par son interlocuteur, il tente de faire un sort à l’idée d’un Islam qui serait cause du « retard » des sociétés arabes. Rappelant que le monde islamique, qui ne se limite pas au monde arabe, est extrêmement divers, il souligne que l’Islam ne peut servir de paramètre pour le démographe : la religion semble généralement se couler dans les formes familiales préexistantes affirme-t-il, citant l’exemple d’une Indonésie musulmane qui n’a pas abandonné un système de parenté matrilinéaire ou celui des pays de la péninsule arabique qui n’attribuent même pas aux femmes la demi-part d’héritage qui leur est pourtant prescrite par les règles coraniques.

L’entretien se conclue sur la question du contenu idéologique des crises de transition qui se profilent. Emmanuel Todd rappelle alors sa grande thèse d’une transposition des valeurs anthropologiques retrouvées dans les systèmes familiaux vers la sphère politique à l’occasion des crises de transition. Il met ainsi en relation le modèle familial souche commun à l’Allemagne, au Japon et au Rwanda et la dimension raciste propre à leurs périodes les plus sombres. Ce modèle familial expliquerait encore aujourd’hui la stratégie économique de l’Allemagne (qu’il décrit comme non coopérative) dans la crise de la zone euro.

III. Le polémiste et ses adversaires

Emmanuel Todd ne limite pas ses contributions à des ouvrages scientifiques sur des grands sujets d’anthropologie historique et de démographie. Il s’est plusieurs fois illustré par des livres plus polémiques et engagés où, sans jamais oublier de rappeler les résultats de ses recherches, il s’éloigne de ses travaux savants pour ouvrir le débat sur des sujets de politique ou d’économie. Peu commenté par un monde universitaire qui majoritairement l’ignore, c’est cette dernière catégorie d’œuvres qui vaut à Emmanuel Todd la majorité de ses critiques.

Un chercheur hors l’université

Malgré sa thèse réalisée à l’université de Cambridge, c’est en marge du monde universitaire français qu’Emmanuel Todd a mené sa carrière. Bien qu’affilié à l’Institut national d’études démographiques (Ined) depuis les années 1980, Todd y est seulement ingénieur de recherche et ne figure pas dans la liste des chercheurs. Sa fiche sur le site de l’Ined n’indique ainsi aucune publication !

Après la publication de son premier livre, Todd commence d’ailleurs sa vie professionnelle dans le journalisme, dans la section histoire au Monde où il travaille de 1977 à 1983, et dans l’édition puisqu’il codirige de 1979 à 1981 la collection « Libertés 2000 » aux Éditions Robert Laffont.

La publication de ses œuvres majeures se fait avec le soutien de ses éditeurs, principalement Le Seuil et Gallimard, davantage qu’avec celui de l’université. Emmanuel Todd, élève de Peter Laslett, est le représentant français d’une école d’anthropologie historique qui n’a pas réussi à percer en France. C’est l’absence d’intérêt universitaire plus que le désaccord et la critique qui accueille ainsi les publications d’Emmanuel Todd.

Des positions économiques hétérodoxes

Dans le domaine économique, les positions franches d’Emmanuel Todd ont pu apparaître quelque peu hétérodoxes. Pour le chercheur, l’économie ne paraît pas être un domaine de recherche particulièrement intéressant. Il déclare ainsi qu’en tant que telle, l’économie « est une discipline qui ne [l]’intéresse pas du tout. » Il s’intéresse ainsi plus aux structures économiques des sociétés qu’au comportement de l’_homo œconomicus_. Ce n’est que par ce qu’elle révèle de ce qui se passe dans les strates inférieures du modèle toddien que l’économie peut trouver une place comme sujet d’étude, comme dans son livre logiquement nommé L’illusion économique.

L’illusion économique (1999)

Il s’agit de l’un des livres les plus intéressants d’Emmanuel Todd. Le développement est riche et sinueux, parfois brouillon. L’auteur nous fournit presque une boîte à concepts.

Dans l’œuvre d’Emmanuel Todd, l’économie est la surface des choses. Sa toute-puissance est une illusion, elle s’exprime dans un cadre plus large fait de déterminations anthropologiques et culturelles. S’il reconnaît l’existence d’un homo œconomicus attaché à son intérêt personnel, celui-ci n’est nécessairement pas unique, puisque sa recherche du meilleur gain pour le moindre effort s’inscrit dans le cadre anthropologique et culturel dans lequel il existe. Todd dénonce donc une science économique qu’il qualifie de scholastique, qui dériverait des règles abstraites du comportement d’un individu théorique la structure économique des sociétés. Contre les prix Nobel Paul Krugman et Joseph Stiglitz qu’il range par exemple dans cette catégorie, il se prononce pour la réhabilitation d’une science économique pragmatique, davantage empirique et historique, dans la lignée d’un Friedrich List, économiste allemand du XIXe siècle, critique d’Adam Smith et défenseur d’un protectionnisme national. Il se défie aussi des indicateurs classiques de la science économique. Le PIB subit les foudres de l’auteur, accusé de mélanger de façon artificielle biens et services échangeables sur les marchés internationaux et ceux qui ne le sont pas. En bon démographe, il privilégie l’utilisation d’indicateurs « durs », tels la mortalité infantile, la production manufacturière ou le nombre de diplômés scientifiques, pour saisir les différences économiques entre les Nations.

Car les types anthropologiques définissent des croyances collectives et influent nécessairement sur l’organisation économique des Nations. Il y aurait ainsi deux capitalismes remarque Todd : - Le capitalisme de famille nucléaire, celui des pays anglo-saxons. L’objectif pratique de ce capitalisme est l’optimisation à court terme du profit des entreprises dans un but de satisfaction du consommateur. Il se caractérise donc par une grande flexibilité des marchés des facteurs de production, capital ou travail. Mais surtout, sa préférence pour la consommation entraîne une faible épargne et un déficit commercial, simple conséquence, vue de l’extérieur, de cette surconsommation tendancielle. • Le capitalisme de famille souche, notamment en Allemagne et au Japon. L’individu est ici très intégré par les valeurs d’autorité et d’inégalité. Plutôt que le profit, les firmes recherchent à long terme l’augmentation de leurs parts de marché et le développement de leur production, ce qui se caractérise par une attention importante portée à la technologie et à la formation de la main-d’œuvre. La préférence pour le long terme implique un fort taux d’épargne. Résultat, ces sociétés affichent des excédents de leur balance commerciale, marqueurs de leur sous-consommation tendancielle.

Ces deux modèles sont à la fois cohérents (en tant qu’ils découlent d’un fond anthropologique) et déséquilibrés ; seul le développement du commerce international leur permet d’exprimer leur tendances – surconsommation ou sous-consommation. Au-delà des caractéristiques développées ci-dessus, les modèles définiront surtout des réactions différentes à des stimuli identiques.

Todd insiste ainsi sur le déclin éducatif des États-Unis : malgré leur leadership durant toute la première moitié du XXe siècle, leur niveau éducatif a été rattrapé par celui des pays souches. La proportion de diplômés américains du supérieur par classe d’âge, qui avait continuellement augmentée, atteint un maximum avant de redescendre aux débuts des années 1960. Le rattrapage éducatif de l’Allemagne et du Japon explique leurs dynamismes économiques jusque dans les années 1990. Le potentiel éducatif de la famille souche est en effet bien plus grand, avec un individu très intégré dans la famille ce qui favorise les études longues, par rapport à la famille nucléaire américaine dont les enfants se retrouvent très tôt expulsés. Mais la médaille a son revers : les pays de famille souche qui parviennent à poursuivre la progression éducative ne peuvent maintenir une fécondité suffisante pour préserver leur population, ce qui expliquerait la perte de dynamisme dans les années 1990. Todd postule alors l’existence d’un plafond culturel qui repousserait les sociétés, soit vers une stagnation éducative, soit vers la dépression démographique. Ce plafond culturel engendrerait mécaniquement le plafond économique que l’on semble avoir atteint.

Le développement de l’alphabétisation avait permis la naissance de l’idée de Nation en opérant à une homogénéisation des groupes humains au niveau éducatif. Le développement de l’éducation supérieure a fait émerger un groupe massif (de l’ordre du cinquième de la population) défini par ses études, qui peut être amené à se vivre, du fait du blocage éducatif, séparé du reste de la société, mettant en danger l’idée de Nation. Le retour d’un discours de l’inégalité en est la conséquence, et provoque en retour la promotion du libre-échange dont les effets créateurs d’inégalité sont pourtant évidents. Todd renverse la causalité habituelle : ce n’est pas la mondialisation qui met en danger la Nation, c’est l’affaiblissement de l’idée de Nation qui permet la mondialisation. Les pays de famille souche, qu’un idéal d’unité sociale habite, résistent mieux, pour l’instant, à cette tendance.

Et la France ? Elle jouit d’une situation particulière : elle est anthropologiquement divisée en deux zones, la première constituée du bassin parisien et des bouches du Rhône, de famille généralement nucléaire égalitaire ; la seconde constituée de l’Alsace-Lorraine, du Rhône-Alpes et de l’Ouest, de famille souche. La première encourage une perception égalitaire de la liberté, la seconde une vision d’unité du corps social. Ces deux caractéristiques lui permettent d’échapper partiellement aux effets du plafond culturel et elle semble maintenir une position intermédiaire à la fois au niveau éducatif et démographique. Mais par contre, les effets désintégrateurs de l’émergence d’une classe éduquée massive l’affectent particulièrement : ses deux anthropologies y sont opposées, celle de famille souche par son attachement à l’unité, celle de famille nucléaire égalitaire par son idéal d’égalité des hommes ; c’est donc chez nous que les conséquences d’un tel phénomène sont les plus explosifs.

Cela explique la force de l’_antinationisme_ des élites françaises (le néologisme est de l’auteur, pour faire la distinction avec l’antinationalisme) : la valeur dominante d’égalité est le ferment d’une croyance en un homme universel ; associée à l’émergence de cette strate éduquée, cette idée les conduit paradoxalement à annoncer comme dépassée l’idée de Nation, pourtant jusqu’à aujourd’hui support concret de la solidarité effective. La dualité anthropologique de la France permet aussi de comprendre le strabisme divergent dont font preuve ces élites, prêtes à soutenir aussi bien l’idée de libre-échange, importée des pays de famille nucléaire absolue, que celle de rigueur monétaire propres aux sociétés de famille souche et incarnée dans la politique du Franc fort et dans la monnaie unique européenne, sans n’y voir aucune contradiction. C’est une pensée zéro qui se développe, pensée d’accompagnement des évolutions déjà engagées bien plus que pensée d’impulsion.

Ces deux matrices anthropologiques expliquent encore la vigueur de la résistance exprimée par la population française, révélée au moment du référendum de Maastricht ou des mouvements sociaux de 1995, mais aussi par l’émergence du vote Front National : d’abord caractérisé par son hostilité à la gauche et sa haine des immigrés, le parti d’extrême droite devient l’instrument involontaire (pour ses créateurs) par lequel les milieux populaires expriment leur désespoir. C’est Marcel Gauchet qui avait identifié cette forme paradoxale de la lutte des classes.

Ces deux mouvements identifiés dans les strates supérieures et inférieures de la société traduisent en tout cas l’épuisement des croyances collectives, au premier rang desquelles celle de la Nation. Si les problèmes identifiés ne sont que « superficiellement économiques », la mise en place d’une protection économique intelligente permettrait d’assurer le maintien des protections sociales et des systèmes éducatifs, afin d’éviter la régression mondiale qui s’annonce. Contre les apôtres du libre-échange, Todd fait remarquer qu’historiquement, le Royaume-Uni, l’Allemagne et mêmes les États-Unis ont réalisé leur décollage économique en situation de protectionnisme. Mais un tel protectionnisme présuppose le retour de l’idée de Nation qui seule pourrait dissiper le sentiment d’impuissance économique qui a envahi les élites aussi bien que les classes populaires.

Un engagement politique aujourd’hui affirmé

Emmanuel Todd était un chercheur inconnu du monde politique jusqu’à la publication d’une note de sociologie électorale pour la fondation Saint-Simon intitulée Aux origines du malaise politique français8, qui apparaît comme un texte précurseur à L’illusion économique. Cette note inspirera notamment la campagne de Jacques Chirac autour de la fracture sociale. La presse attribuera d’ailleurs (et faussement) la paternité de cette expression à Emmanuel Todd, contribuant à sa notoriété. En 2006, il tentera, avec le haut-fonctionnaire Hakim El Karoui de convaincre les hommes politiques de s’engager sur la voie d’un protectionnisme européen. Il sera reçu par un Dominique de Villepin intéressé, qui n’ira finalement pas au-delà suite à un veto élyséen9. Mais c’est par le petit livre Après la démocratie, publié en 2010, qu’Emmanuel Todd s’engage résolument dans le débat politique. Il soutiendra par la suite la candidature d’Arnaud Montebourg aux primaires socialiste de 2011, signant la préface de son livre Votez pour la démondialisation ! Il se prononcera finalement sans enthousiasme pour François Hollande lors des élections présidentielles, lui prédisant de façon originale une trajectoire inverse de celle de François Mitterrand : une première période timide avant que le nouveau président, contraint par une situation de plus en plus catastrophique, fasse finalement le choix d’un hollandisme révolutionnaire, image miroir du tournant de la rigueur adopté par Mitterrrand en 1983. Il reste à voir si les prochaines années lui donneront raison.

Après la démocratie (2010)

Bien qu’une partie centrale de la France ait été très tôt déchristianisée, un catholicisme résiduel survivait jusque dans les années 60 dans une périphérie de l’Hexagone. Cette division de la France en deux blocs était déjà visible lors du vote sur la constitution civile du clergé après la Révolution. Mais le catholicisme est finalement en train de disparaître. Loin de renforcer par sa disparition les idéologies concurrentes communistes, gaullistes et socialistes, il les a paradoxalement entraînées dans sa chute. Le Parti Communiste a presque atteint un état de mort cérébrale ; les partis socialistes et gaullistes ont fini de se séparer de toute idéologie. Auparavant, ces grandes idéologies définissaient de véritables pyramides idéologiques intégrant divers groupes sociaux dans une vision commune, implantés sur un même territoire. La droite catholique assumait l’idéal d’une collaboration de classe dans ses régions de l’Ouest et du Rhône-Alpes ; même le Parti Communiste associait aux ouvriers, certes majoritaires, les enseignants et les intellectuels Normaliens, voire les paysans rouges des bordures ouest et nord du massif central. L’effondrement des idéologies fait disparaître cette confrontation auparavant horizontale pour lui substituer une confrontation verticale plus classique, fondée sur la catégorie socio-économique et le niveau éducatif, paramètres dont l’importance se fit notamment sentir lors des référendums sur le traité de Maastricht et sur la Constitution Européenne.

Cet effondrement des idéologies se conjuguent à la stagnation éducative déjà suggérée dans L’Illusion économique (la proportion de bacheliers dans une classe d’âge a ainsi cessé d’augmenter depuis les années 1990) pour générer un puissant pessimisme culturel, visible notamment dans les thèses « nationales-républicaines » de penseurs qui exaltent un passé fantasmé, oubliant pourtant que les niveaux éducatifs, s’ils stagnent, n’ont pas baissé. Cette combinaison de facteurs permet en tout cas l’émergence de candidats représentatifs du vide idéologique de la pensée française comme Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, classés ici à la même enseigne. Nicolas Sarkozy serait ainsi particulièrement représentatif de la stagnation éducative par sa médiocrité éducative et intellectuelle.

Mais plus profondément, ces phénomènes résultent dans la formation d’une « élite de masse » de l’ordre de 30 % de la population, défini par sa formation éducative supérieure et caractérisée par le narcissisme. Figée par la stagnation éducative, elle a atteint une taille critique pour se percevoir comme séparée du reste de la Nation. Pour autant ce groupe ne se vit pas en tant que groupe, et il s’atomise de plus en plus comme le montre l’augmentation des inégalités au sommet même de la structure sociale, véritable « dissociation de l’éducation et de la richesse ». Le petit groupe dominant constitué principalement de hauts-fonctionnaires et des patrons des plus grandes entreprises (deux catégories souvent issus des mêmes écoles), qui profite réellement des effets du libre-échange et de la mondialisation, est de plus en plus isolé. Les cadres et professions intellectuelles supérieures, auparavant eux aussi soutiens du libre-échange dont ils ne profitaient certes pas tout en étant protégés par leur statut, basculent au fur et à mesure que les dommages de la mondialisation remontent le long de la stratification économique.

Dans cette situation, Emmanuel Todd imagine trois façons dont les classes dirigeantes pourraient alors choisir de réagir.

  1. La première serait de miser, comme Nicolas Sarkozy semblait l’avoir fait en mettant la figure de l’immigré au centre des débats politiques, sur une République ethnique qui se définirait notamment face à l’Islam. Il rappelle ainsi comment les démocraties se sont généralement construites contre un groupe paria, la désignation d’un autre permettant la définition de l’égalité interne du groupe : ce fut le rôle de l’esclave noir ou de l’Indien dans la société américaine, encore le rôle du noir en Afrique du Sud. Mais aussi le rôle des populations non blanches dans l’Empire britannique qui vit l’extension du self-government aux dominions blancs. C’était marginalement le cas pour la Révolution française avec une noblesse parfois vue comme étrangère au corps national, mais Emmanuel Todd estime que la dimension égalitaire du système familial français rendait la présence de cet autre superflue. Il reconnaît pourtant qu’il faudrait aujourd’hui se poser la question de l’évolution du socle anthropologique national, « le système familial [n’existant] plus indépendamment de l’organisation sociale générale »10. Il conclue toutefois que, faute d’éléments sérieux prouvant cette transformation, cette hypothèse d’une République ethnique connaîtrait probablement un échec.
  2. La seconde hypothèse consisterait en la suppression du suffrage universel pour la mise en place d’une gouvernance, l’élection ne survivant que pour des enjeux secondaires. Cette menace lui paraît beaucoup plus sérieuse, notamment parce qu’il en perçoit déjà des traces dans le fonctionnement européen où les décisions les plus stratégiques échappent complètement au suffrage électoral ; dans le dédain pour le choix des électeurs après le référendum de 2005 manifesté par la négociation et l’adoption du Traité de Lisbonne.
  3. La troisième voie, celle pour laquelle Emmanuel Todd milite, c’est l’utilisation de l’Europe, outil neutre, pour mettre en place un espace de régulation économique, notamment par le protectionnisme. Une telle solution ne poserait que peu de problèmes techniques, l’Europe étant à l’équilibre commercial et pouvant dès lors financer ses besoins en énergie et matières premières. « Le but du protectionnisme n’est pas fondamentalement de repousser les importations venues des pays extérieures, mais de créer les conditions d’une remontée des salaires » pour permettre une relance par la demande intérieure, et plus généralement, de redonner des marges de manœuvres aux politiques économiques. Cette solution demanderait le dépassement par les classes dirigeantes de leurs intérêts à court terme. Elle nécessiterait d’admettre que l’Allemagne est le cœur économique du continent : les efforts les plus importants devraient alors être menés pour la convaincre qu’elle y trouverait aussi son intérêt. « Dans ce cas seulement, après la démocratie, ce serait toujours la démocratie. »11

Bibliographie

  • L’Invention de l’Europe, Paris, Le Seuil, coll. « L’Histoire immédiate », 1990
  • L’Illusion économique : Essai sur la stagnation des sociétés développées, Paris, Gallimard, 1997
  • Nouvelle édition augmentée d’une préface, coll. « Folio actuel », 1999
  • Le Rendez-vous des civilisations, avec Youssef Courbage, Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2007
  • Après la démocratie, Paris, Gallimard, 2008
  • Allah n’y est pour rien !, Paris, Le Publieur, coll. arretsurimages.net, 2011
  • L’Origine des systèmes familiaux : Tome 1. L’Eurasie, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2011

Sources complémentaires

Interviews, articles

Conférences

Critiques


  1. Rencontre entre Mélenchon et Todd sur le plateau d’Arrêt sur images, le 15 avril 2011.

  2. Todd détaille ses inspirations dans l’introduction et le chapitre premier de L’Origine des systèmes familiaux, Tome I.

  3. L’illusion économique, p. 17.

  4. Allah n’y est pour rien !, p. 87.

  5. Allah n’y est pour rien !, p. 81.

  6. Le Rendez-vous des civilisations, page 5.

  7. C’est la loi dégagée par l’historien anglais Lawrence Stone qui associe passage à une alphabétisation majoritaire et séquence révolutionnaire, citée p. 32

  8. Publiée aussi dans Le Débat, n°83, 1995, pp. 98-120.

  9. Anecdote racontée dans Après la démocratie, pp. 191-194.

  10. Après la démocratie, pp. 246-247.

  11. Idem, p. 298.

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